Psychopathologie du quotidien du musicien d’orchestre
Au Lido, le batteur regarde la télévision
Car depuis cinq ans, le même spectacle emplit le Lido de Nippons en proie au blanc-de-blancs : les Blue Bell Girls ne sont pas aux japonais absents. Deux représentations, chaque soir. Toutes les nuits que Dieu fait, les anches accompagnent aux mêmes heures le rebond du strass sur les seins nus, le batteur ponctue le même numéro de jongleur avec les mêmes assiettes. Lassant. Répétitif. « On connaît le spectacle par cœur, ce n’est plus de la création », déplore-t-on dans le pupitre de trombones. La routine est au bout de la partition. Alors, chacun la combat comme il peut : le batteur a bricolé le téléviseur qui, grâce au circuit vidéo du Lido, lui permet de voir la scène. Il capte maintenant les trois chaînes. Certains soirs, on regarde France-Irlande ou le Corniaud tout en accompagnant I Get a Kick out of You. C’est de la schizophrénie.
Delvincourt aussi fait la guerre à la routine, mais avec d’autres armes. « Il faut absolument que l’orchestre joue aussi bien à la 2000e représentations qu’à la première ! » Alors gare à la note loupée plutôt que piquée, attention au roulement imprécis, sus aux sonorités douteuses. L’oreille de Delvincourt ne laisse rien passer. C’est pourtant un homme aimable, courtois. Il a l’oreille ouverte, certes, mais l’œil fermé à bon escient. « Le plus drôle avec le batteur, c’est qu’il ne sait pas que je connais son manège ! » Après tout, du moment que Night and Day est en place… Mais, est-ce bien raisonnable ? « Que voulez-vous, depuis Mai 68, ils sont encore plus indisciplinés », se désole André Martial. Ce chef d’orchestre sait de quoi il parle. Il vient de diriger Ta Bouche, une opérette aérienne comme un soufflé, à Paris et en province. De Limoges à Nancy, les musiciens n’aiment pas les chanteurs. « Surtout lorsqu’en l’occurrence, il s’agit, non pas d’artistes lyriques, mais de comédiens qui se mettent au chant. » Or, le mépris de ces instrumentistes qui enseignent souvent dans les Conservatoires locaux, est immense. Car, ils ne se prennent pas pour rien, les musiciens. Les professionnels irréprochables, ce sont eux. Les ringards irrécupérables, ce sont les autres : les chanteurs. Cette idée, Guy Arnault, également clarinettiste à l’Ensemble intercontemporain, n’est pas loin de la partager. « Le monde des chanteurs est différent de celui des musiciens. En général, dans notre pays, les chanteurs ne sont pas bons. » Pan sur le bec ! Il y a du corporatisme bien senti, dans un tel jugement. Maddy Mesplée, une grande dame de l’opérette, confirme : « Ils critiquent sans arrêt les chanteurs. Mais lorsqu’ils se trompent eux, ce n’est pas par manque de talent. C’est tout simplement par accident…
Avec la tournée de Ta Bouche, André Martial peut jouer les procureurs. Fonctionnariat, indifférence, mauvaise volonté, sabotage. A Limoges, une pianiste refuse de jouer les glissandi indiqués sur la partition. Pourquoi ? Parce que la musique d’opérette lui paraît indigne de son talent d’instrumentiste classique. « Vous savez ce qu’elle a fait ? demande André Martial, écoeuré. Elle est arrivé à la répétition les doigts boudinés dans du sparadrap : « Je suis blessée, je ne pourrais pas jouer les glissandi. » Comment vous trouvez ça ? » A Nancy, un violoniste laisse tomber des billes sur le sol depuis son pupitre, pour se distraire. Toujours pendant le spectacle, un trompettiste déambule tranquillement dans la fosse. « Pendant les huit représentations, il a fallu que je le prévienne – gentiment, parce qu’il ne faut surtout pas les brusquer ! – pour qu’il regagne se place. Il n’y a qu’en France qu’on voit un comportement pareil ! En Belgique et en Allemagne, les musiciens restent dignes après avoir joué. »
Telle est la réputation des instrumentistes français : fantasques, indisciplinés, mais doués. « Encore qu’il leur arrive de jouer n’importe quoi », souligne Maddy Mesplée. « L’orchestre de l’Opéra de Paris est sans doute le meilleur du monde. Mais il faut qu’il ait décidé de jouer. » Maddy Mesplée, pianiste, jouit d’un traitement de faveur de la part des orchestres. Elle fait partie de la famille. Ce privilège n’est pas donné à tout le monde.
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