Paganini vu par son médecin
La technique de Paganini
Article en Mars 1912 dans la revue Musica
Paganini eut ce rare privilège d’être, de son vivant, un personnage de légende. Abstraction faite de toute considération musicale, il fut tenu par ses contemporains pour être en dehors de l’humanité. Il réalisa au plus haut degré ces deux conditions qui ajoutent au prestige de toute supériorité reconnue ; il fut exceptionnel et mystérieux. Et cela, il le fut à une époque éprise d’individualisme et de merveilleux en pleine effervescence romantique. Certes, dans le recul de son temps, cet homme extraordinaire nous apparaît maintenant comme un événement musical, ou mieux, si nous tenons compte de l’évolution de la technique de son instrument, comme un précurseur ; c’est même seulement depuis Wieniawsky que l’on peut se rendre compte de l’importance d’un tel virtuose dans l’histoire du violon, car il fut longtemps admis que, si prodigieux qu’il eût été, l’art de Paganini avait été vain, puisqu’aucun violoniste n’était parvenu à s’assimiler tous les apports de son mécanisme. Il n’a pas fallu moins d’une génération pour que se formât une élite d’instrumentistes capables de se référer à la tradition paganinienne. Quelque opinion que l’on ait sur la virtuosité en soi, l’utilité de l’artiste qui augmente les moyens d’expression, qui éloigne les bornes des possibilités de la technique, nous semble indiscutable.
Mais si l’art de Paganini a subi une longue éclipse, par contre sa légende est demeurée dans la mémoire des hommes ; et comme toutes les légendes « à succès » ; c’est-à-dire celles qui ont la fortune d’intéresser toutes les mentalités, elle a pris corps avec le temps, elle s’est cristallisée au point que l’homme a maintenant, dans le lointain, les proportions d’une personnage aussi prodigieux que les plus prodigieuses figures créées par la fantaisie des poètes ardents de l’époque. Paganini, c’est quelque chose comme un héros romantique qui aurait existé. Rien ne lui manque : ni le génie, ni la gloire, ni la maladie, ni le drame, ni les aventures, ni l’apparence plastique, ni même le « diabolisme » médiéval…
C’est sous cet éclairage éminemment romantique que, s’il nous advient d’en évoquer l’image, nous voyons surgir le grand violoniste.
Et ce n’est pas nous qui nous plaindrons qu’un homme, ayant réellement existé en une période relativement récente, projette sur notre époque rationnelle et positive un souvenir de la qualité de la légende paganinienne.
Pourtant, nonobstant le plaisir « littéraire » qu’elle nous vaut, cette légende, elle ne nous interndit point de considérer avec intérêt les faits et les écrits susceptibles de nous donner de l’étonnant virtuosité une représentation moins romantique et plus conforme à notre conception de l’homme supérieur.