Janine Reiss, coach de Maria Callas
Vous avez fait travailler Maria Callas pendant plusieurs années : Comment est-elle arrivée jusqu’à vous ?
N. L. Vous avez fait travailler Maria Callas pendant plusieurs années : Comment est-elle arrivée jusqu’à vous ?
J. R. C’est Michel Glotz, son impresario, qui me l’a amenée. Il m’avait vu travailler par ci , par là, et notamment au Théâtre des Champs Elysées quand on avait monté l’Opéra d’Aran de Gilbert Bécaud ? Et un jour, en 1964, le téléphone sonne, c’était Michel Glotz. « Vous avez votre carnet ? me dit-il. – Oui – « Ouvrez-le s’il vous plaît : Madame Callas arrive la semaine prochaine à Paris et je voudrais qu’elle vienne travailler avec vous. » J’ai d’abord cru à une blague et finalement, je me suis rendue aux explications de Michel Glotz et, tremblant un peu, j’ai noté pour la première fois sur mon carnet de rendez-vous pour le Vendredi suivant à 18 heures : Maria Callas. Et le Vendredi à 18 heures précises, j’ai vu arriver Maria Callas chez moi, très belle, très élégante, qui m’a dit : « Voilà : je vais faire un disque qui s’appellera Callas à Paris, avec uniquement des airs d’opéras français, et j’ai besoin de quelqu’un qui m’apprenne tout ce répertoire, quelqu’un qui soit très sévère, qui ne me laisse rien passer. Commençons par les Pêcheurs de perles. » Et elle m’a tendu la partition qu’elle avait apportée, je me suis installée au piano, j’ai joué la petite introduction qui précède le premier récitatif – à ce moment elle s’est penchée vers moi, m’a arrêtée, et l’a dit : « Est-ce que vous avez une voix ? » Et moi, en balbutiant : « Ecoutez, oui Madame, j’ai une voix, mais… Alors chantez-moi les Pêcheurs de perles ! » Et ainsi, devant Maria Callas, j’ai chanté les Pêcheurs de perles ! Mais au moment où est arrivée la cadence, elle s’est à nouveau penchée : « Arrêtez-vous, s’il vous plaît, parce que, avant de vous l’entendre chanter, je voudrais que vous m’expliquiez comment est construite cette cadence, rythmiquement et harmoniquement, parce qu’on ne peut bien chanter une cadence que quand on sait exactement comment elle a été écrite. » Alors, je me suis dit : « Eh bien, Callas, c’est Callas ! Ce n’est pas la dame qui a un yacht, qui a une Rolls, etc. c’est-à-dire qu’elle va à la source de ce qui a été écrit, en oubliant ce qu’on appelle la tradition. » Et ce soir là, nous avons travaillé les Pêcheurs de perles. Mais le lendemain matin, vers 11 heures, le téléphone sonne : une voix grave au bout du fil, c’était Callas. Une fraction de seconde je me suis dit : « ça y est, elle me décommande, bien sûr c’était une illusion d’imaginer que moi je pourrais faire travailler Maria Callas. » Mais la voix grave ne disait pas cela, elle disait au contraire ; « Vous savez, en me réveillant ce matin je me suis dit que j’étais contente de vous revoir ce soir. Bien sûr, vous êtes une bonne musicienne, vous m’avez bien fait travailler. Mais surtout, et pour moi c’est capital, vous ne m’avez pas traitée comme si j’étais Maria Callas. »
Et nous n’avons plus cessé de travailler ensemble, avec passion, avec désespoir parfois, car elle aurait donné sa vie pour recouvrer sa voix. Elle avait une forme un peu suicidaire du travail et nous avons eu des séances très dures durant toutes ces années, des séances qui étaient des chocs car il me fallait traverser toutes ses angoisses, tous ses bonheurs, parce qu’une amitié s’était très vite nouée entre nous, une amitié comme elle seule pouvait en donner, à la mesure de la force immense et presque douloureuse qui l’habitait. Mais avec pourtant un sens de l’humour, de la distance : je me souviens par exemple d’un soir, après une séance particulièrement difficile au cours de laquelle nous avions travaillé sans relâche, Maria s’approchant de moi et avec un clin d’œil me lançant : « Hein, tu en apprends des choses avec moi ! »… Elle a ainsi continué à venir travailler, jusqu’à même sa dernière année : elle est morte en septembre et en juillet, elle était encore venue travailler Werther, qu’elle voulait enregistrer. Souvent même, dans les dernières années, elle me demandait de venir travailler avec elle au Théâtre des Champs-Élysées, car elle avait besoin de chanter dans une salle ; et il est vrai qu’elle y retrouvait un grain de voix, un sens du théâtre – comme ce frémissement des chevaux de race sur le champ de course. Je l’ai même fait travailler pour cette dernière tournée de récital, suicidaire, qu’elle a faite avec Di Stefano. J’ai bien essayé de tirer de petites sonnettes d’alarme, mais que pouvais-je faire ? Il y avait chez Maria un tel désir désespéré de chanter, de retrouver encore la scène avec comme une furie de désespoir ! Et puis il y avait aussi cette espèce de retour de flamme qu’elle a eu pour Di Stefano, qui lui faisait retrouver une jeunesse, comme une illusion heureuse. Car elle a beaucoup souffert de la séparation avec Onassis. C’était en fait une femme très seule, qui vivait dans cet appartement somptueux mais en même temps un peu mausolée, où les rideaux étaient souvent tirés, où les fleurs étaient constamment renouvelées : elle s’y repliait sur elle-même, la plupart du temps en robe d’intérieur, ou dans de grands caftans brodés. Souvent, quand je venais pour passer la soirée chez elle, elle me montrait un nouvel enregistrement pirate d’elle qu’on venait de lui envoyer. On l’écoutait alors et très souvent elle murmurait : « C’était pas mal Callas, quand même » comme si elle vivait déjà dans un passé d’elle-même.
Mais j’ai eu de telles émotions auprès d’elle : ainsi pour sa rentrée à Londres, dans Tosca, elle m’a emmenée avec elle en me disant : « Tu as si souvent été à la peine avec moi que je voudrais que tu aies une fois ta part du plaisir que je peux donner. » Et c’est vrai que j’ai vécu là l’expérience la plus fantastique de toutes ces années passées dans des théâtres et avec des chanteurs. Ainsi j’aurai toute ma vie dans l’œil et dans l’oreille, cette fin du deuxième acte, quand elle tuait Scarpia, avec une sauvagerie terrifiante, et que, pendant qu’il râlait, elle criait : « Muori ! muori ! muori ! », avec des accents à frissonner. Puis après avoir disposé les chandeliers autour de lui, elle réalisait brusquement qu’elle était seule avec un cadavre et on sentait la peur qui la secouait. Et quand, cherchant le sauf-conduit, elle s’apercevait que Scarpia l’avait encore crispé dans la main, et qu’elle devait aller lui arracher, on sentait un frémissement dans son corps qui se répercutait dans la salle : c’était à hurler d’émotion. Comme à la fin, quand elle comprenait que son amant était mort et qu’elle tombait sur son corps, déchirée, on avait le ventre creusé ; on n’aurait pas pu articuler un mot. Moments inoubliables…
N. L. Ce travail avec Maria Callas vous a-t-il parfois posé des problèmes ?
Un simple problème d’incognito. Car du temps que Maria a travaillé avec moi, j’ai demandé à mon mari et à mes enfants de n’en pas parler. Ce qui a créé quelques quiproquos amusants. Un soir par exemple, après notre travail, elle part, et arrive un quart d’heure plus tard Michel Hamel ; il s’installe auprès du piano quand soudain on frappe, je réponds machinalement « entrez » : c’était Maria qui avait oublié sa partition. Elle la prend rapidement sur le piano, on se redit au revoir et elle part. Mais, me retournant, je vois Michel Hamel bouche bée qui me dit : « ça alors, on parle parfois se sosie, mais je n’ai jamais vu quelqu’un qui ressemble autant à Maria Callas ! » Une autre fois, une amie m’attend dans le salon pendant que je travaille, quand le téléphone sonne ; mon amie décroche et entend : « Allô, j’aimerais parler à Janine Reiss. – Oui, de la part de qui ? » interroge mon amie. » Maria Callas – C’est ça, et moi, je suis Marie-Antoinette », lance-t-elle en raccrochant !
N. L. Avez-vous en d’autres expériences aussi extraordinaires que cette collaboration avec Maria Callas ?
J. R. Dans un registre différent, ma rencontre avec Denise Duval a été profondément passionnante aussi. Car, c’était une artiste qui allait jusqu’au bout d’elle de son émotion. La Voix humaine de Poulenc, avec elle, c’était quelque chose qui vous soulevait, c’était vraiment une femme qui faisait saigner son cœur en scène et c’était presque insoutenable. J’ai eu la chance d’ailleurs de voir la Voix humaine en gestation, car Denise Duval arrivait chez moi avec des pages qui étaient à peine sèches et elle disait : « On va voir si ça me va bien ; parce que je ne vais pas me laisser faire par « Poupoule », et comme il l’écrit pour moi… » Quelquefois même le « Poupoule » en question venait chez moi, Denise lui chantait les pages écrites et elle lui disait : « Tu vois, là je pourrais décharger plus d’émotion si c’était un peu moins haut, pour que je n’aie pas à me préoccuper de la position vocale. » Et Poulenc reprenait, corrigeait. J’ai ainsi vu la Voix humaine s’écrire en partie chez moi. Quand tout a été fini, nous avons beaucoup travaillé avec Denise, uniquement sur l’émotion, car elle voulait savoir jusqu’où elle pouvait aller en scène. Je l’ai donc aidée à construire son rôle, à le chanter mais aussi à l’éprouver, à le faire résonner. C’est cela précisément qui est mon rôle : rassembler et dynamiser en les éclairant tous les éléments de l’interprétation, puis disparaître. Construire un patchwork dont on ne voit pas les surgets. »
Propos recueillis par Alain Duault
Texte paru dans Les Nouvelles Littéraires, semaine du 5 au 12 novembre 1981. N°2811 Mis en ligne le 2 octobre 2010.
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