Piano : naissance du piano jazz en Amérique. Chapitre 8
Aux sources du Jazz
Le piano devient États-Unien
Les États-Unis sont nés à peu près en même temps que le piano. Fier de son indépendance, le nouvel État se réapproprie le jeune instrument né en Europe. (2)
A Paris, les instruments américains raflent tous les prix à l’Exposition de 1867. Sans que l’on s’en aperçoive ou presque le piano a émigré ; et dès 1900, les États-Unis produisent 50 % des pianos du monde.
Ainsi déraciné, le piano fut bien obligé, comme tant d’immigrants, de s’adapter.
De toutes ces évolutions naquit le jazz.
Aux sources du jazz
En effet, ce mouvement est un phénomène du XXe siècle, lié surtout à nos sociétés industrielles. Sa souche originelle se trouvait toutefois dans l’Afrique profonde, monde totalement étranger à l’occident.
Transmuée dans un univers de Blancs, la musique des Noirs eut deux actions contradictoires et pourtant complémentaires. Elle dénonça la dépossession comme une violence (déchainée dans les atrocités mécanisées des deux guerres), et réaffirma que la terre et les cycles de la nature sont les racines de l’homme. Ce qui explique pourquoi les techniques d’une société primitive purent être transplantées en milieu étranger où, servant un autre but, elles se transformèrent.
Déporté en monde blanc, réduit en esclavage, l’homme noir utilisa forcément ses techniques ancestrales. Il dansa, pour exprimer sa solidarité envers ses frères opprimés ; il hurla sa solitude aux champs déserts. Et ses lamentations, les immémoriales formules de roulades et de glissades de son pays, n’étaient modifiées que par l’usage de la langue américaine au lieu d’un dialecte africain.
Mais la musique de l’Afro-Américain se transforma radicalement quand elle en vint par la force des choses à se frotter, puis à s’opposer aux manifestations musicales du Nouveau Monde. Et tout particulièrement aux marches et aux cantiques des Blancs. Le premier blues a surgi d’une rencontre et d’une jonction entre la plainte de l’esclave et le schéma des chants d’église et de marche du maître blanc, tels qu’on peut les rendre sur une guitare acoustique.
Le piano bastringue
La guitare, instrument de base du jazz, était intimiste et solitaire ; mais le blues a su mettre aussi une fonction collective particulièrement évidente dans les communautés de travail. La plupart des musiciens étaient manoeuvres sur les chantiers ; et, même lorsque le piano de bastringue se fut déplacé vers les grandes agglomérations, ses interprètes étaient plutôt chauffeurs de taxi, gardiens de bals en plein air, ou préposés aux toilettes jouant à leurs moments perdus que professionnels à part entière. Leurs instruments étaient essentiellement percussifs : il fallait faire assez de bruit pour couvrir le vacarme du bar. Au piano, la musique de bastringue représenta donc le triomphe du côté percussif de la guitare sur le lyrisme vocal du blues.
Le piano bastringue naquit au tournant du siècle et s’épanouit dans les années 30. De par sa rudesse, il reste néanmoins indifférent à la chronologie, car les traditions orales ne changent qu’avec l’évolution du mode de vie.
Le blues de 12 mesures - fusionnant les accords de tonique, sous-dominante, dominante et tonique du cantique blanc, avec le rythme et la mélodie noire - reste la recette de base du piano bastringue.
Le rag-time
Celui-ci était un art folklorique des bas-quartiers urbains destiné à une société de bas-étage. Dès 1900, cependant, s’élabora une tradition différente : les Noirs voulurent en effet avoir aussi leur "grande musique", capable de se défendre vis-à-vis de celle des Blancs. Elle prit le nom de ragtime et consista à déhancher (to rag = chahuter) les rythmes blancs. Le plus renommé des auteurs de rag, Scott Joplin, a débuté comme "un pianiste de bordel noir" mais a accédé à la célébrité en collaborant avec un blanc, éditeur de musique besogneux, qui fit fortune dans un milieu pénétré de libéralisme économique et de méthode non conformiste.
La Nouvelle-Orléans fut un creuset où piano bastringue et piano rag mijotèrent avec succès ; mais ce fut aussi une voix de garage dans la mesure où la plupart des grands pianistes de jazz remontèrent vers le nord. Le passage de la musique de bastringue au jazz teinté de ragtime traduit en partie un changement de statut social. On peut reconstituer le processus en écoutant le disque de Leroy Carr, ce petit chanteur de campagne qui, arrivé à Chicago, apprit le piano tout en continuant à faire équipe avec un guitariste de blues, Scrapper Blackwell.