Le toucher et le piano. Le toucher des philosophes. Chronique d’un professeur de piano N°16

Nietzsche, Sartre, et Barthes

Sartre était sensible à la mélodie, Nietzsche au timbre, et Barthes surtout au rythme.

Sartre et le piano

Sartre

Sartre découvrira le piano avec sa mère, pendant l’enfance (ses deux parents étaient mélomanes).
Après le décès de son père, et à l’occasion du remariage de sa mère avec Joseph Mancy, la pratique du piano deviendra une opposition car le beau-père n’aime pas la musique.
Sartre aimait jouer Chopin, et lui qui écrivait sur tout n’écrit pas du tout de musique. « Le jeu musical échappe à sa volonté de tout dire et de tout comprendre ». Il aimait le déchiffrage, il le considère comme « une approche naïve de la musique, un accès facile qui ne s’encombre pas du respect de la note, ni de l’exécution virtuose ». Il aimait aussi déchiffrer la littérature de Heidegger, de Marx, les poèmes de Mallarmé, de Senghor, les tableaux de Tintoret, les sculptures de Giacometti. Au piano, il articule peu (peut-être en lien avec son apprentissage autodidacte), il n’entre pas dans les touches, il les effleure, les caresse. Son corps est raide, sa souplesse ne s’exerce que dans le toucher. Il dit : « La main engage toute la conscience dans le monde, elle révèle son engagement ou sa réticence à toucher, à entrer dans les choses ». Il aime beaucoup le jazz, mais il n’est pas un jazzman manqué, le jazz rélève plutôt d’un imaginaire pour lui. Il rencontrera Charlie Parker, Miles Davis. Pour lui, le musicien de jazz a un statut à part, « il n’est ni un interprète, ni un compositeur, il est son instrument, son oeuvre ».
Il joue plus volontiers Chopin, mais pour lui, le répertoire n’est pas l’essentiel. « Le goût compte moins que la pratique […]. La musique joue un rôle indicible dans sa vie […], elle implique des affects et du temps […]. Les partitions déchiffrées imposent des rythmes et une durée qui délient la relation au réel dans son immédiateté ».
La pratique du piano permit à Sartre de « bouleverser le monde par transvaluation ou révolution, ce qui exige un suspens, une arythmie, un tempo singuliers ».

Nietzsche et le piano
Nietzsche, quant à lui, se rêvait plus comme compositeur que comme philosophe. Avant de composer, il apprit la musique par un répertoire, un type d’interprétation, et par des usages familiaux et sociaux. Il commencera le piano à neuf ans, et sera un élève très doué. Il jouera encore ses compositeurs favoris quand il composera (Wagner, adoré puis détesté, Bizet, Chopin, Schumann).
Il dédiera ses premières compositions à sa mère et à sa soeur. Dans ses déplacements pour ses études, il louera toujours des pianos qu’il décrira dans ses textes : « leurs touches d’ivoire, leur bois d’acajou ». La présence de l’instrument et des artistes qu’il fait apparaître en interprétant meubleront sa grande solitude.
Son jeu était puissant, virevoltant, il faisait résonner l’instrument au maximum (parfois brutalement).
Il accorde une importance toute particulière aux mains. Il pense que les mains trahissent un individu : « Leur positions, leur formes, leurs stigmates composent un paysage singulier ». C’est pourquoi il s’étonne toujours que les êtres se cachent le visage dans leurs mains, pour ne pas dévoiler leurs sentiments, puisque pour lui, les mains trahissent et traduisent tout. Pour lui, « la pratique du piano mêle l’exécution, l’improvisation et la composition […]. Il ne jouait pas seulement Chopin ou Schumann, il jouait avec eux […]. Il participe à l’oeuvre, et à son monde, en la recréant à sa manière ». Il adule, puis déteste Wagner. Sa pratique de plus en plus physique du piano modifie sa relation à l’extase musicale : « la musique est évaluée à l’aune de son profit pour le corps, entendu comme puissance de vie ». L’oeuvre de Wagner devient pour lui un « détraque nerf » qui s’adresse à des malades pour les rendre plus malades encore.

Nietzsche au piano


Il se prend d’admiration pour le Carmen de Bizet. Il déchiffre la partition, se l’approprie. « Jouer Carmen au piano lui permet de se purger […]. Sa musique s’adresse au corps et à l’esprit […]. Le monde entre par les oreilles […]. Penser, c’est entendre, et la musique apprend au psychisme à devenir meilleur auditeur ».
Il n’abandonnera jamais le piano. Il aura été un pianiste philosophe : « il marche, compose, désire, s’exalte, écrit selon une veine musicale dont le piano constitue la table d’harmonie de base ».
La composition l’amènera à des désillutions. En vieillissant, il regrettera de n’avoir pas été vraiment un musicien, mais il ne trouvera de consolation que dans le piano. La musique n’était pas qu’un loisir ; comme la marche, elle lui était vitale, indispensable à sa santé comme à sa pensée.
Il pense le monde auditivement. Il sortira la philosophie de la « prévalence de l’oeil ». Il entend les systèmes, les auteurs, les cultures, à la mesure de son piano, de ses résonances et de ses chants.
Il compare le rythme musical au rythme de l’écriture : « Le besoin d’un rythme ample compense la pression et la tension que l’écriture inflige ».
Le piano fut beaucoup plus qu’un instrument pour lui. Il eut un rôle central : il présentait une activité médiane entre l’écoute et l’écriture. Il lui offrait un temps et un exercice singulier (même si tout passait par lui).
Par le piano, il a usé de la musique à la manière dont Montaigne reprenait les auteurs antiques : « une fois digérée par nos corps, leurs idées nous appartiennent […] ». Il fit entrer le monde par ses oreilles jusqu’à l’indigestion, et quand plus aucun langage ne l’arrimait au réel, le piano resta son indéfectible diapason. Il finira sa vie à Iéna, dans une clinique psychiatrique, où, bien que ne parlant plus, il interprétait et improvisait au piano deux heures par jour.

Barthes et le piano

Roland Barthes

Barthes, quant à lui, fut un défenseur de l’amateurisme. Pour lui, « l’amateur n’est pas un moins bon pianiste, mais un pianiste qui joue différemment ». Quand il parle de sa pratique, il évoque le jeu de tout un chacun, c’est-à-dire d’un pianiste qui « entretient avec son piano une variété de rapports sonores, corporels, affectifs et spirituels, sans le souci de la performance ». Le piano amateur est pour lui « plus qu’un loisir, un ethos, un style de vie ». La pratique du piano était un remède à sa tristesse, une autre façon de vivre la mélancolie. « Il analyse les signifiances, les temporalités, les intensités humaines à partir de la pratique du piano […]. Le corps musicien (amateur) se vit et se transforme en un corps de sons et de rythmes […], l’amateur aime sans la constance de l’obsessionnel ».
Parmi les amateurs, il distingue deux catégories : les intuitifs qui touchent et mémorisent, et les intellectuels qui lisent et goûtent le plaisir du texte. Selon lui, le déchiffrage s’effectue par la vue, mais surtout par les mains. Le plaisir du jeu au piano se fonde sur « l’articulation d’une partition et d’un corps ».
Barthes est un grand déchiffreur. Il aime découvrir, parcourir de nouveaux morceaux, mais son jeu est imprégné des mémoires du passé (du compositeur, des interprètes, de l’apprentissage).
Il reste fidèle à ses débuts d’autodidacte. Il fut baigné dans la musicalité familiale, et féminine ; son toucher restera inégal, il conservera des problèmes de tempo et une technique limitée. Il est à l’inverse des professionnels, qui modifient leur technique en fonction des professeurs rencontrés. Noudelmann écrit : un de ses questionnements sera de « savoir si la contrainte technique l’emporte sur la jouissance, ou comment elle lui donne une place, ou quelle autre sorte de jouissance elle procure ».
Il essaiera d’aller à la jouissance sans technique, mais c’est difficile. Il se demande si on peut jouer et s’écouter en même temps. Difficile aussi, sauf si on s’enregistre. Mais il est contre l’enregistrement sur disque qui selon lui a privé la musique de « sa dimension charnelle et affective » (l’obligeant à compenser cette perte par un excès de performance). Il justifie son rapport magique avec le piano par son intimité avec certains compositeurs, Schumann particulièrement : « Il s’identifie de tout son corps à ses rythmes et à ses harmonies, il expose son corps de pianiste. Cela peut s’appliquer à d’autres romantiques : Chopin ou Liszt, même si leurs oeuvres appellent des touchers et des affects différents ». La préférence avec un compositeur engage « un complexe de sensation, de passion, de sexualité […]. _ La pratique du piano mobilise tout le corps, mains, oreilles, coeur, poumons, sexe ». Il est « contre le dressage des corps par la technique, et prône le retour jouissif du corps […]. Il faut que ça batte à l’intérieur du corps, contre la tempe, dans le sexe, dans le ventre, contre la peau intérieure ». L’indépendance des mains lui évoque la pulsation et la caresse. Le corps doit cogner alors que le pianiste caresse délicatement les touches.
« Cogner, être cogné, se tendre, s’apaiser… la gestuelle pianistique est éminemment sexuelle ».
Le toucher du piano accompagne toute sa vie, et dès le début, il éprouva l’« infigurable de la musique, l’implication substantielle du soi et du corps, de l’impropriété d’un savoir et d’un discours externe ».
La pratique du piano pour Barthes s’apparente à l’idiorythme : notion qu’il définit comme la possibilité de vivre à son rythme en étant intégré dans une société. Sa défense de l’amateurisme s’étend à cette idée : « ne pas suivre le rythme imposé, ne pas se régler sur le métronome, articuler la liberté du corps au mouvement de la partition ». Dans la vie quotidienne, il refusait de suivre aveuglément les courants. On dira que « la musique fut son pas de côté ».

Nos trois philosophes ont ainsi entretenu un lien étroit toute leur vie avec la musique. Leur expérience offre-t-elle une idée originale sur la pratique du piano ?
Les professionnels pourront trouver leurs propos un peu naïfs. L’amateurisme des trois penseurs présente l’intérêt d’avoir éprouvé par leur pratique autre chose que l’art de la musique (ils étaient amateurs, mais « bons » pianistes). Les vérités pianistiques qu’ils suggèrent aident à comprendre le spectre métonymique du piano sur la pensée, la psyché, la sensibilité ».
La pratique du piano n’est pas une distraction qu’on abandonne ensuite pour retrouver ses activités habituelles. A la différence d’un loisir, « elle déborde sur le temps qu’on lui consacre, et imprègne durablement l’existence, la façon de marcher, ou de regarder […]. Amitiés, affinités, complicités, les relations induites par le piano participent d’une vie amoureuse qui n’avait pas l’amour pour modèle ».

Nietzsche, Sartre et Barthes ont accordé une place importante au corps dans leur pensée philosophique, mais un corps anonyme ; le corps au piano est différent, sans pour autant révéler un corps intime et privé.
La pratique du piano conjugue le suspens et l’engagement (refuge, pas de côté, passion exclusive, vie musicale du corps). Elle permet l’exception tout en modifiant l’ordinaire. La pratique régulière de l’instrument constitue une réserve, un repli, et une ressource pour Barthes. Sartre dira très jeune : « je décidais de vivre en musique ».
Nietzsche conçut « l’ambition de bouleverser la pesanteur du monde ». Le piano fut sa « table d’écriture », son « champ de bataille ». Pour les trois, la pratique musicale dévoile d’autres organisations que celles des signes et des idées.
Le piano de Sartre, Barthes, Nietzsche montre que vivre en musique engage tout le corps, l’imaginaire et les affects au-delà du temps musical. Cela accompagne la vie publique, les positions politiques et théoriques. « La pratique du piano les a accompagnés même quand ils n’en jouaient pas, car elle constitue une disposition, une réceptivité à des corporéités sonores imaginaires et instables qui débordent les significations, et une distance à l’égard du trop sérieux ou de la grégarité ».

Toujours selon Noudelmann, cette disponibilité leur a permis de penser, de rythmer, d’entendre et de toucher autrement le monde. Le piano a guidé les déambulations de ces penseurs qui ont été parmi les « arpenteurs et inventeurs des voies de traverses ».

Rédactrice : Patricia Cousin. Professeur de piano
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Texte extrait du mémoire réalisé dans le cadre du diplôme Médecine des arts®

Bibliographie

[1] François Noudelmann. Le toucher des philosophes : Sartre, Nietzsche et Barthes au piano. Gallimard


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