Le grand écart
L’élève glisse lentement sur le talon droit dirigé en avant, jusqu’à ce que le genou gauche touche terre ; puis en s’appuyant d’une main sur une chaise, elle accentue autant que possible son écartèlement, qui la laisse encore suspendue à quelques centimètres au-dessus du sol. Ici, l’intervention du professeur redevient nécessaire. Debout et courbé sur sa victime, il pèse simultanément sur une épaule et sur une hanche, d’abord par petites saccades, puis plus énergiquement, puis finalement de tout son poids, à mesure qu’il sent, grâce à un tact indispensable, céder les dernières résistances des muscles. Et il se produit là une bataille curieuse et poignante entre la nature violentée et la volonté de l’intelligence qui la réforme. Pour éviter de franchir l’imperceptible distance qui le sépare du sol, il n’est pas de ruse qui ne déploient le bassin et ses annexes.
D’instinctives contractions neutralisent les assouplissements conquis par les précédentes études, comme si cet abaissement complet entraînait une réelle déchéance pour le corps qui se débat. Les jambes, complices inconscientes, se plient et se dérangent, les épaules obliques et inconscientes, se plient et se dérangent, les épaules obliquent et les pieds se cambrent. Le professeur se multiplie. D’un talon à l’autre, il maintient, corrige, rectifie les alignements, sans perdre possession du torse, auquel il a imposé son joug. Un fougueux pianiste ne parcourt pas plus rapidement son instrument, ni avec plus de précision. Entre le maître et l’élève, c’est une lutte d’adresse, de vitesse et de force. Finalement, le maître triomphe. Mais la victoire ne lui appartient que lorsque le ventre de l’élève a mordu la poussière.
Alors le grand écart est accompli !
D’où vient le grand écart ? Quelle fantaisie cérébrale, quel emportement d’ivresse a enfanté cette aberration du geste ?
qui saurait le deviner et le dire ?
Tout s’explique dans les ballets et dans les danses de caractère. Depuis le XVIème siècle jusqu’à de nos jours, des livrets et des traitées ont décrits les faits et les idées que la danse trace dans ses figures et ses mouvements. Au siècle d’Auguste, les lascives évolutions des mimes troublaient à ce point les dames romaines que Juvénal flétrissait crûment leur effronterie en ces vers suggestifs.
Chironomon Ledam molli saltante Bathyllo,
Tuccia vesicae non imperat ; Apula gannit,
sicut in amplexu … [1]
De nos jours, la férocité guerrière des nègres dahoméens [2] se traduit en farouche mêlées intelligibles même aux Européens qu’elles terrifient.
Les pointes, les jetés battus et les entrechats des étoiles de l’Opéra signifent une foule de jolies choses dont une longue pratique et des traditions puériles nous livrent le secret.
La crainte, le désir, l’amour, la beauté, la haine, le parfum des fleurs, le plaisir, l’ennui, le sommeil, la douleur, les joies de la maternité, l’aspiration au ciel, et même des sentiments beaucoup plus compliqués sont exprimés tous les soirs très simplement, avec les bras et les jambes, par Melle Mauri, Melle Subra, Melle Violat, Melle Blanc, Melle Désiré, Melle Invernizzi et leurs émules. Mais tout cela s’opère en sautant, en s’inclinant, en agitant une jambe par-ci, un bras par-là, en se chatouillant le nez, en se grattant l’oreille, en frottant le parquet, en dodelinant de la tête, en se trémoussant du haut en bas, et de bas en haut. Et quand nos sympathiques pensionnaires de l’Académie nationale ont poussé le scrupule du réalisme jusqu’à se laisser choir sur les bras nerveux d’un camarade, pour feindre le délire suprême où les as jetées la passion, en une attitude soigneusement arrondie, nous applaudissons, résignés, avec la certitude d’avoir interprété sainement ce tableau reconnu.
La chahut aussi repose sur une vive et spirituelle traduction des scènes de la vie familière. Tout homme d’une intelligence moyenne est apte à les comprendre. Mais, à Dieu ne plaise que ma chaste plume vous en retrace quelques échantillons. Qu’il vous suffise d’apprendre ici que, tout comme les ballerines de l’Opéra, celles du Moulin-Rouge et de l’Élysée-Montmarte disent le désordre des sens et les gaietés du coeur, les plaisirs et les blagues de l’amour. Pour cela, il leur suffit de faire appel à quelques gestes significatifs et précis dont elles soulignent le ballon de leurs jupes, dont elles entremêlent les fioritures de leurs jambes. Bras, jambes et torse jouent, par des procédés différents, le même rôle que dans un ballet. Mais le grand écart nous déroute.
Le propre de la danse, c’est le mouvement ; et il est l’immobilité. Le charme de la danse, c’est la légèreté qui voltige, et il n’est qu’une chute difforme. La recherche de son sens réel, de sa figuration synthétique conduit le raisonnement à des telles infamies qu’il résiste et recule, comme le cheval devant une charogne. Après cette ostentation d’impudeur dont se parent les figures du quadrille, après cette feinte prolongée du trouble des sens, ces démonstrations brutales de désirs, ces figurations de touchers lascifs et d’offertoires éhontés, une griserie monte au cerveau de la créature. Une fièvre envahit ses veines, boit son sang, mange ses nerfs, avachit ses muscles. Et, dans un dernier abaissement, la femme, terrassée par l’ivresse, épuisée parl’orgie, s’abîme dans la boue.
Heureusement, ce symbolisme attristant échappe à la plupart des spectateurs. A n’en pas douter, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des gens qui regardent un grand écart au Moulin-Rouge se bornent à constater là un procédé original d’allonger ses jambes au ras du sol pour se reposer de cascades folâtres. Et comme cela s’opère avec une glissade acrobatique amenant une exhibition de mollets, le spectateur bon enfant se rince l’oeil paisiblement à son bonheur. Il ne demande rien de plus. A quoi bon chercher une idée au-delà ?
Ce texte est paru pour la première fois en 1891, dans le Gil Blas, supplément illustré. Il a été écrit par Èrastène Ramiro, pseudonyme d’Eugène Rodriguez-Henriques (1853-1925, avocat de profession, mais surtout bibliophile, et critique d’art.
Avril Jane Mes mémoires, Ed. Phébus, 2005
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Notes
[1] ( voici une partie du texte plus longue : "(Est-ce sous les portiques que tu rencontreras une femme digne de tes voeux ? En repères-tu une, sur tous les gradins des théâtres, que tu puisses aimer sans inquiètude et ramener chez toi ?) Vois, dès que le mime Bathylle dans lascivement la Léda, Tuccia ne plus pouvoir maîtriser sa chatte, et Apula, comme dans une étreinte, partir (soudain dans un long et pathétique gémissement. Thymélée regarde attentivement ; encore rustre, elle apprend) Juvénal, Satires, VI, 60-64). A noter que Jean Bertheroy (pseudonyme de Berthe Le Barillier) devait consacrer un roman entier à ce personnage de Bathylle : Le Mime Bathylle, Paris, Armand Colin, 1984. Voir ausi Catherine Sallès, Les Bas-Fonds de l’Antiquité, Paris, Robert Laffont, 1982.
[2] (Allusion, au moins au règne de Behanzin, dernier roi du Dahomey (1889-1894), qui n’acceptait pas les conditions françaises d’emprise sur le Josset)
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