L’art et la science
L’art et la science ont d’égales utilités dans une civilisation. M. Edmond Perrier (Préface du Nouveau dictionnaire des sciences) établit sommairement la précellence de la science. La haute culture véritable, dit-il, c’est la science seule qui peut la donner. "De quelque parure que puissent être les artistes, les littérateurs et les poètes pour un peuple fort, ils en sont l’agrément et le charme, mais non pas la force et la vie." Et, ajoute-t-il, l’estime trop exclusive de la littérature et de l’art est le signe que la sensibilité est exaltée aux dépens de l’intelligence ; c’est une marque de décadence. Si tout cela était vrai, la science n’étant esquissée que depuis un très petit nombre de siècles et constituée, provisoirement, que depuis un petit nombre d’années, il n’y aurait pas eu de civilisations antérieures à la nôtre, autres que la nôtre. La relativité des connaissances ne permet pas une telle affirmation : la culture scientifique d’aujourd’hui apparaîtra peut-être un jour puérile et vaine. S’il s’agit de bonne volonté, de désir de connaître, tous les siècles y apportèrent une ardeur presque égale. La science fut de toujours : ce qui change, c’est son objet.
Mais ce n’est pas historiquement que je vois et que je veux poser à nouveau la question de l’antinomie de l’art et de la science. Les oppositions qui se font facilement aujourd’hui, on les reconstituerait pour telle ou telle période européenne ou asiatique. Le conflit est permanent, parce qu’il a sa source dans l’organisation même de l’être humain. L’homme veut vivre et l’homme veut connaître. Loin que ces deux tendances se complètent et se renforcent, elles se nient l’une l’autre. Schopenhauer a fait de cette lutte éternelle la base de sa métaphysique ; récemment, M. Jules de Gaultier a précisé cette manière de voir en montrant l’antagoniste de l’instinct vital et de l’instinct de connaissance.
Ceci admis, et il est essentiel de l’admettre, à quoi répond l’art, à quoi la science ?
Dans l’art on intercalera naturellement toutes les manifestations esthétiques, y compris le jeu sous ses formes multiples, la littérature au sens le plus étendu, et une bonne partie de la science, celle qui triture des notions et non des faits, et qui se brouille de sentimentalisme (ainsi la sociologie vulgaire). Dans la science rentrera tout le reste, c’est-à-dire l’immensité pondérable et mesurable.
De ces deux domaines l’un correspond très bien à la sensibilité, et l’autre à l’intelligence : ici instinct vital, là instinct de connaissance. L’art comprend tout ce qui exaspère le désir de vivre ; la science, tout e qui aiguise le désir de connaître. L’art, et le plus désintéressé, le plus désincarné, est l’auxiliaire de la vie : né de la sensibilité, il la sème et la crée à son tour ; il est la fleur de la vie et, graine, il redonne de la vie. La science, ou sous un nom plus vaste, la connaissance, a son but en soi, toute idée de vie et de propagation de l’espèce écartée. Sublimation de la sensibilité, l’intelligence, organe du besoin de connaître, est de la sensibilité stérilisée. Savoir, savoir encore plus : l’instinct de connaissance est inassouvissable, parce que la matière de la connaissance est illimitée.
Rémy de Gourmont, La culture des idées, 2008, Ed. Robert Lafon
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